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Esquisse de l’humanité juridique

« L’image de la sphère infinie permet de se représenter l’humanité juridique dont le centre est partout et la circonférence nulle part . L’humanité juridique est partout en effet : le juge pénal la considère comme une victime , elle a ses lois et est aussi titulaire d’un patrimoine . De manière plus diffuse, l’humanité marque de son sceau nombre de notions juridiques (…) »

Catherine Le Bris, « Esquisse de l’humanité juridique », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2012, n° 69, p. 1 à 51.

Quelques réflexions autour du sujet : L’humanité, le droit et l’ordre juridique international »

Pour citer ce document :

Catherine Le Bris, « L’humanité, le droit et l’ordre juridique international ». Humanité et Droit. Disponible sur : [https://humaniteetdroit.wordpress.com].

 

De tout temps, le droit a eu pour fin l’humanité. En revanche, en tant qu’objet du droit, l’humanité n’a été prise en compte que tardivement.
C’est en 1945, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, que l’humanité a été « saisie » par l’ordre juridique international. En droit, l’humanité a été découverte en même temps que l’inhumanité.

Aujourd’hui, le concept d’humanité imprègne le champ juridique : on réprime le crime contre l’humanité, on invoque la dignité humaine, le développement humain, on protège le patrimoine de l’humanité ou l’on recourt à l’intervention d’humanité.

Pour autant, l’humanité reste un sujet d’étude déroutant pour le juriste. D’abord l’humanité est insaisissable. Elle se manifeste en l’individu, mais est dans le même temps extérieur à lui.
Elle prétend à l’universalité, mais le regard que chacun porte sur elle est spécifique.
L’humanité est un mythe juridique, c’est-à-dire, non pas une affabulation, mais un symbole juridique.

La richesse sémantique de ce concept s’y prête bien d’ailleurs. Dans le vocabulaire du droit, comme dans le langage ordinaire, l’« humanité » est un terme à contenu variable [Voy. Perelman Chaïm et Vander Elst Raymond (éd.), Les notions à contenu variable en droit, Bruxelles, Bruylant, 1984, 377 p.].
Elle est à la fois l’essence humaine, la philanthropie ou le genre humain.

Ces diverses acceptions sont inextricablement liées.  Sur un plan juridique, l’humanité « individuelle », c’est-à-dire l’humanité que chaque individu porte en soi, est indissociable de l’humanité dite « collective », c’est-à-dire la communauté humaine. L’une et l’autre se construisent ensemble.

Les instruments juridiques savent d’ailleurs jouer de l’ambivalence du concept : le crime contre l’humanité est à la fois un crime contre l’essence humaine et un crime contre le genre humain, ainsi qu’en attestent ses éléments constitutifs.

Reste qu’employé seul, le mot « humanité » ne produit pas d’effets juridiques directs. L’humanité, en effet, est un concept, à l’inverse des termes de « patrimoine commun de l’humanité » ou de « crime contre l’humanité » qui sont des notions juridiques et qui emportent des conséquences juridiques immédiates. Pour pouvoir être appréhendé, le terme « humanité » doit ainsi être associé à d’autres mots, être médiatisé par un discours juridique qui en développe le sens.

L’étude de l’humanité est alors vaine ? Non, car l’intérêt de ce concept est ailleurs : il joue un rôle de systématisation en droit. Il fait tendre les normes juridiques vers une finalité partagée et les articule ainsi entre elles.

A cet égard, l’humanité juridique est multidimensionnelle.
Le droit protège, d’abord, l’humanité biologique, c’est-à-dire l’évolution naturelle de l’humanité. Le génome humain notamment est qualifié de patrimoine de l’humanité. Mais le droit protège également l’humanité symbolique, c’est-à-dire la construction culturelle de l’humanité [Voy. Delmas-Marty (M.), « Interdire et punir : le clonage reproductif humain », RTDH 2003, n° 54, p. 433.]

L’humanité juridique, en effet, se construit sur la base d’un contrat tacite, conclu entre les générations passées, présentes et futures. En droit, l’humanité relie les individus d’aujourd’hui à ceux de demain.  Elle rassemble aussi tous les peuples et leurs institutions.

Ce faisant, l’humanité, universelle par essence, repousse les frontières étatiques.
Elle oppose, également, au temps immobile de l’Etat le temps évolutif des besoins humains.
De ce point de vue, l’humanité est un concept subversif.

Elle est aussi un concept idéologique. Parce qu’elle porte des valeurs fortes, elle paraît résister à toutes formes de critiques.
Le droit, en effet, valorise, et protège, l’image, d’une certaine humanité : une humanité réconciliée avec elle-même.
Dans ce contexte, les normes juridiques masquent souvent l’existence d’une autre humanité : une humanité déchirée et conflictuelle.

Dès lors, l’humanité peut constituer un outil juridique de dissimulation, c’est-à-dire qu’elle
« aboutit à sacrifier les réalités morales, économiques, sociales qui constituent  (…) le contenu effectif de la vie juridique » pour reprendre les termes du Doyen Gény [ Gény (F.), Science et technique en droit privé positif, nouvelle contribution à la critique de la méthode juridique- Première partie : introduction, position actuelle du problème du droit positif et élément de sa solution, Paris, Sirey, 1914, p. 148.]

Il y a un siècle, la colonisation était considérée par les juristes comme un « patrimoine commun de l’humanité » [Voy. Bedjaoui (M.), « Classicisme et révolution dans l’élaboration des principes et règles applicables au droit de l’espace », Espaces nouveaux et droit international, colloque d’Oran de 1986, sous la dir. de M. A. Bekhechi, Alger, Office des publications universitaires, 1989, p. 59 : on considérait alors qu’il existait un « droit à la colonisation », droit que Calvo avait qualifié, en 1880, de « patrimoine commun de l’humanité »..] ; aujourd’hui, elle est qualifiée de « crime contre l’humanité »#. L’humanité nourrit des discours juridiques contradictoires.

Quelle est, alors, la portée de l’humanité en droit international ?
De prime abord, il convient de souligner qu’il ne s’agit pas seulement d’un « concept slogan ». L’influence de l’humanité est tangible.
Pour autant, l’humanité n’a pas révolutionné l’ordre juridique international. Il est plus juste de dire qu’elle a conduit à le réformer et, surtout, à le complexifier.

Sur un plan normatif, l’humanité a des droits et tend à se doter d’un droit.

Premier constat, l’humanité a des droits, des droits subjectifs en quelque sorte.
Parmi ces droits, on compte notamment le droit à l’environnement, le droit à la paix, le droit au développement ou encore le droit de l’humanité au patrimoine.
La juridicité de ces droits est fréquemment mise en question. Ces droits, en effet, reposent sur des notions floues et sont tournés vers le futur. Ils souffrent aussi d’une faible effectivité et justiciabilité.
L’un de ces droits se démarque toutefois : il s’agit du droit à la dignité.
Ce droit apparaît comme le fondement du principe d’humanité.
Le principe d’humanité lui-même regroupe un certain nombre de règles qui sont la manifestation juridique des valeurs partagées par la communauté internationale.
Il s’agit de l’interdiction de la torture et de l’esclavage, de la protection de la vie humaine et de la non-discrimination.

Et lorsque ces règles sont violées, l’humanité va pouvoir, à certaines conditions, être reconnue comme victime sur un plan pénal.
Le crime contre l’humanité frappe le genre humain à travers l’individu, comme l’a indiqué notamment le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie [TPIY, Le procureur c. Drazen Erdemovic, aff. n° IT-96-22, 29 novembre 1996, jugement, § 28 : « les crimes contre l’humanité transcendent (…) l’individu puisqu’en attaquant l’homme, est visée, est niée, l’Humanité ».].
L’humanité est ainsi une victime bien particulière : il s’agit d’une victime collective qui est atteinte en même temps que la victime individuelle.

Dans ce contexte, on remarque que l’humanité a des droits, mais qu’elle n’a pas d’obligations. A cet égard, elle fait figure d’exception dans le paysage juridique.
Les obligations envers l’humanité reposent sur les individus, les Etats ou, plus largement, sur la communauté internationale. A l’instar de l’humanité d’Auguste Comte, l’humanité juridique n’a pas de devoirs.

On perçoit alors les dérives éventuelles d’un droit commun de l’humanité, un droit objectif cette fois, une sorte de ius commune au niveau mondial.
Le risque est que cette entreprise ne conduise à un ordre juridique unifié, un ordre qui ruinerait la diversité juridique.

D’emblée, en effet, le droit commun de l’humanité tend à se situer au-dessus des droits nationaux, mais aussi au-dessus du droit interétatique.
Il existerait une supériorité automatique de la solidarité globale sur la solidarité nationale et même internationale.
Cette vision, cependant, est contredite par le droit positif qui est bien plus complexe.
Car, en réalité, le droit de l’humanité compose avec le droit interétatique et les droits nationaux. Et il n’existe pas de hiérarchie claire entre les uns et les autres.

Par ailleurs, l’existence d’un droit commun de l’humanité soulève des questions d’ordre institutionnel.
Comment ce droit va-t-il être protégé ? L’humanité a-t-elle la capacité d’agir ?
En somme, qui peut représenter l’humanité ?

A cet égard, plusieurs modèles juridiques sont envisageables.

Le premier est celui d’une humanité unie. L’humanité serait représentée par une institution mondiale centralisée.

L’Organisation des Nations Unies a parfois prétendu assurer cette représentation. Et, il est vrai qu’elle a servi de tremplin au concept d’humanité. Cependant, l’ONU demeure un lieu d’affrontement des souverainetés : elle apparaît comme une gardienne impuissante de l’humanité.

Le projet d’une représentation de l’humanité n’a pourtant pas été abandonné.
Et ce projet a abouti, dans un secteur précis, avec la création de l’Autorité internationale des fonds marins.
Cette autorité agit pour le compte de l’humanité, selon les termes de la Convention sur le droit de la mer [Voy. l’art. 153, § 1 de cette convention].

En réalité, pourtant, on constate que cette Autorité conserve un caractère interétatique
marqué : elle ne comprend pas, par exemple, des entreprises ou des organisations non gouvernementales.
Cette institution n’est pas représentative de l’humanité.

Le modèle de l’humanité unie reste donc largement une utopie.

C’est pourquoi, il convient de se tourner vers le second modèle, celui de l’humanité plurielle, qui paraît plus opérationnel.
Dans ce cadre, l’humanité est représentée par une pluralité d’entités.

Ce sont les Etats, en premier lieu, qui assurent cette fonction. Ils gèrent le patrimoine de l’humanité ou peuvent recourir à l’intervention d’humanité.
Cette prétendue représentation, cependant, n’en est pas une. Les Etats sont davantage des mandataires de l’humanité que des organes de l’humanité.
De plus, ils abordent les intérêts du genre humain par le prisme de leurs intérêts propres.

Aujourd’hui, toutefois, l’Etat n’a plus le monopole de la scène internationale.
De nouvelles voix, celles des organisations non gouvernementales notamment, s’élèvent pour protéger les « droits de l’humanité ».
Aux yeux de certains auteurs, cette société civile internationale constituerait l’humanité souveraine. Mais cette thèse doit aussi être abordée avec prudence car le rôle que jouent ces acteurs est ambivalent.

L’humanité est ainsi une entité juridique aux incarnations protéiformes.
Elle se trouve balancée entre deux tendances.
La première tendance est celle de l’universalité que, par essence, elle appelle.
La seconde tendance est celle de la diversité qui est celle de ses membres et qui lui donne corps.

A propos de l’humanité juridique, on a parfois affirmé qu’elle est « introuvable » . [Terré (F.), « L’humanité, un patrimoine sans personne », Mélanges Philippe Ardant : droit et politique à la croisée des cultures, Paris, LGDJ, 1999, p. 351.]

Or, si tel est le cas, ce n’est peut-être pas tant parce que cette humanité n’existe pas, que parce qu’elle ne se trouve pas là où l’on aurait pu s’attendre à la trouver.

L’humanité, en effet, n’est pas le sujet universel que l’on a parfois rêvé, l’entité singulière qui se tiendrait au-dessus des Etats et des hommes.

L’humanité n’a pas balayé les Etats. En revanche, elle a contribué à renouveler la pensée de la souveraineté.

L’humanité, en effet, est un référent, un « espace symbolique » [Lefort (C.), « L’idée de paix et l’idée d’humanité », Diogène 1996 (juillet-septembre), n° 135, p. 29.], une « idée régulatrice » dans l’ordre international [Voy. Arendt (H.), Les origines du totalitarisme- L’impérialisme, traduit par M. Leiris, Paris, Fayard, collection « Points Essais », 1982, p. 66 : pour la philosophe, l’idée d’humanité « constitue la seule idée régulatrice en termes de droit international ».], c’est-à-dire un principe juridique. Et c’est à ce titre qu’elle travaille en profondeur le droit positif.

Catherine Le Bris.

L’humanité saisie par le droit international public

(Résumé de l’ouvrage)
« L’humanité saisie par le droit international public », Paris, LGDJ, collection « Bibliothèque de droit international et communautaire », 2012,667 p.
(Parution : 05/2012)

CLB

Crime contre l’humanité, patrimoine commun de l’humanité, intervention d’humanité, considérations d’humanité, mais aussi dignité humaine, sécurité humaine, développement humain… : l’ humanité imprègne désormais le droit. Cette étude se propose d’analyser la portée de ce concept dans l’ordre juridique international. Le but est d’identifier les effets normatifs de l’humanité et d’examiner ses implications institutionnelles. Il s’agit notamment de préciser la manière dont l’humanité s’articule aux autres concepts, en particulier à celui de souveraineté. La présente recherche constitue la première thèse consacrée à l’examen systématique du concept d’humanité en droit international.

L’idée défendue dans cet ouvrage est que le concept d’humanité complexifie l’ordre juridique international plus qu’il ne le bouleverse : les effets de ce concepts sont tangibles en droit international mais ils ne sont pas exclusifs.
L’humanité n’entraîne pas la disparition de l’Etat ; en revanche, elle contribue à une redéfinition de la souveraineté. En effet, l’humanité est un principe fondamental du droit international mais elle n’est pas une personne juridique. Au titre de principe fondamental, l’humanité travaille en profondeur les droits de l’homme, le droit humanitaire, le droit de la bioéthique, le droit pénal international, le droit de l’environnement, le droit des espaces ; elle bouscule également le droit des traités et de la responsabilité internationale.

Mais l’humanité reste un sujet passif du droit international public : titulaire de droits, elle est dépourvue d’une représentation qui lui permettrait de les exercer. Il n’est ni possible, ni souhaitable de mettre sur pied une institution centralisée qui incarnerait l’humanité. Les tentatives juridiques en ce sens n’ont pas porté leurs fruits.
Aujourd’hui, ce sont les Etats qui, à titre principal, sont garants des droits de l’humanité. Ce mécanisme, cependant, n’est pas dépourvu d’ambiguïté. Dans l’optique d’une application efficace des droits de l’humanité, la communauté internationale, aujourd’hui communauté d’Etats, doit s’ouvrir à de nouvelles perspectives pour devenir communauté humaine. La gestion des droits de l’humanité doit être le fait d’une pluralité de mandataires.

Catherine Le Bris

Nous reproduisons ci-dessous la table des matières de l’ouvrage « L’humanité saisie par le droit international public » (LGDJ)

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L’humanité saisie par le droit international public (table des matières)